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    Le problème de la transmission reste un questionnement profond pour notre société. Qu'allons-nous transmettre à nos jeunes ? Faisons-nous parti des civilisations éphémères ou laisserons-nous une trace indélébile dans les siècles à venir ? Ces deux questions sont pour l'instant sans réponse. Notre continent européen a été tellement divisé au siècle dernier, par deux systèmes, un disparu ; le communisme et l'autre à bout de course ; le capitalisme, que les générations futures auront sans doute à recréer une unité historique pour que nous ne sombrions pas dans l'oubli.

     

    Les liens culturels

     

    Que devons-nous transmettre ? Nous pouvons partir de deux constats différents : celui de René Char qui dit que nous ne « nous sommes précédés d'aucun testament » ou celui d'Hannah Arendt qui affirme que « le fil de la tradition est rompu », mais à première vue aucune de ces deux maximes ne répondent à notre question et elles paraissent même contradictoires, pourtant une fois expliquée elles peuvent nous aider à élaborer une synthèse acceptable. La maxime de René char, nous permet de nous sentir libre de nos actes et d'envisager de transformer un monde utopique en une réalité. De son côté celle d'Hannah Arendt, nous rappelle qu'il est dangereux de ne pas connaître son histoire, car l'homme est sujet à des passions ou des pulsions de mort dévastatrice. La mémoire et la transmission culturelle agisse comme des garde-fous. Dans « la crise de la culture » dont je ne donnerai un extrait plus loin, Arendt démontre qu'une tragédie comme la Shoah aurait plus être évitée si nous n'avions pas rompu avec la tradition humaniste de la Grèce antique. Elle explique également qu'il est nécessaire à chacun de connaître son histoire pour savoir mieux s'en détacher et créer. En résumé, nous avons de liens culturels pour ne pas tomber dans une déconstruction morbide, mais nous devons pratiquer l'époké (c'est-à-dire une mise entre parenthèses de notre temps) pour mieux inventer l'avenir. Il en va autrement du patrimoine économique et familial.

     

     

    Hannah_Arendt

    Biographie succincte d'Hannah Arendt

     

    Hannah Arendt (1906-1975) est né à Hanovre, elle suivit à 19 ans les cours Martin Heidegger et soutint sa thèse sur Augustin sous la direction de Jaspers. L'arrivée au pouvoir d'Hitler la réveille de son « sommeil romantique » : elle quitte l'Allemagne en 1933, puis rejoint les États-Unis en 1940. Elle obtint la nationalité américaine en 1951, année de la publication des « Origines du totalitarisme ». Elle commence alors à enseigner dans les universités les plus prestigieuses comme Princeton ou Berkeley. Elle meurt en 1975 après avoir été reconnue tardivement comme l'un des penseurs majeurs du phénomène totalitaire.

     

    Présentation de l'ouvrage

     

    La crise de la culture regroupe huit essais considérés par Hannah Arendt comme autant d'« exercices de pensée politique » visant à « découvrir les origines réelles des concepts traditionnels afin d'en extraire à nouveau l'esprit originel ». Les grands thèmes abordés par l'auteur sont la tradition philosophique, le concept d'histoire, la liberté, la vérité et l'opinion, l'éducation et la culture.

    L'un des essais intitulé « la crise de l'éducation » montre à quel point l'accueil des nouveaux venus dans un monde ancien est chose complexe et difficile. Le problème de l'éducation est en effet double : il s'agit d'adapter des individus à un monde qui existe déjà et qui a été modelé par leurs pères mais aussi de les préparer à un avenir dont ils seront eux-mêmes les acteurs. Hannah Arendt s'interroge ici sur le sens et la destination d'une éducation révolutionnaire et en conclut que le rôle de l'éducation n'est pas tant d'inspirer le changement que de donner les moyens à ceux que l'on éduque de comprendre le monde dans lequel ils vivent. C'est en cela qu'elle parle de conservatisme comme essence de l'éducation.  

     

    Extrait de « la crise de la culture »

     

    « Évitons tout malentendu : il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l'essence même de l'éducation, qui a toujours pour tâche d'entourer et de protéger quelque chose -- l'enfant contre le monde, le monde contre l'enfant, le nouveau contre l'ancien, l'ancien contre le nouveau. Même la vaste responsabilité du monde qui est d'assumer ici implique bien sûr une attitude conservatrice. Mais cela ne vaut que dans le domaine de l'éducation, ou plus exactement dans celui des relations entre enfant et adulte, et non dans celui de la politique où tout se passe entre adultes et égaux. En politique, cette attitude conservatrice -- qui accepte le monde tel qu'il est et le lutte que pour préserver le statu quo -- ne peut mener qu'à la destruction, car le monde, dans ses grandes lignes comme dans ses moindres détails, serait irrévocablement livré à l'action destructrice du temps sans l'intervention d'êtres humains décidés à modifier le cours des choses et à créer du neuf. Les mots d'Hamlet : « Le temps est hors des gonds. Oh sort maudit que ce sois moi qui aie à le rétablir », sont plus ou moins vrai pour chaque génération, bien que depuis le début de notre siècle, ils aient acquis une plus grande valeur persuasive qu'avant.

    Au fond on n'éduque jamais que pour un monde déjà hors de ses gonds ou sur le point d'en sortir, car c'est le propre de la condition humaine que le monde soit créé par des mortels afin de leur servir de demeure pour un temps limité. Parce que ce monde est fait pour des mortels, il s'use ; et parce que ses habitants changent continuellement, il court le risque de devenir mortel comme eux. Pour préserver le monde de la mortalité de ses créateurs et de ses habitants, il faut constamment le remettre en place. Le problème est tout simplement d'éduquer une façon telle qu'une remise en place demeure effectivement possible, même si elle ne peut jamais être définitivement assurée. Notre espoir réside toujours dans l'élément de nouveauté peut chaque génération apporte avec elle ; mais si précisément parce que nous ne pouvons placer notre espoir qu'en lui que nous détruisons tout si nous essayons de canaliser cet élément nouveau pour que nous, les anciens, puissions décider de ce qui sera. C'est justement, pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l'éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger de cette nouveauté et l'introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaire que puisse être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine ».

     

    Hannah Arendt

    Traduction essais Gallimard, 1989.

     

    Le patrimoine économique et familial

     

    Faut-il léguer le patrimoine économique et familial ? On peut se le demander, dans la mesure où l'on sait qu'en 

    René-Char

    matière économique, la première génération construit l'entreprise, la seconde la développe et la troisième la démantèle. L'héritage doit être, à mon avis, limité car ce mode de succession ne développe pas la créativité des individus une fois l'éducation terminée. On peut d'ailleurs se rendre compte que les grandes civilisations ont disparu lorsqu'elles n'avaient plus de chef sur leur garde par la succession du droit d'ainesse. En ce sens, la république est une garantie de vitalité pour une nation et un peuple.

     

    La réforme des droits de succession appliquée par notre président, Nicolas Sarkozy, ne va-t-elle pas à l'encontre de ses objectifs ? Une fois encore, on peut remarquer que l'addition du paquet fiscal et de la réforme des droits de succession n'ont pas été réfléchis pour le long terme, mais simplement pour des intérêts personnels et purement électoraux.

     

    Stéphane DE BONA

     

    Hannah Arendt (Interview à New York)

     

     

     

    Seconde partie de l'Interview

     


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    La démocratie reste le meilleur système politique connu de nos jours, mais c'est « un colosse aux pieds d'argile ». Nous vivons peut-être actuellement, une dérive despotique. La situation peut nous rappeler étrangement celle d'avant le 2 décembre 1851. Louis-Napoléon Bonaparteest élu président de la seconde république le 10 décembre 1848, il irrite profondément l'assemblée et profite de ce climat instable pour laminer toute opposition à son pouvoir. Ses gesticulations et ses accrocs à la constitution, endorment peu à peu l'assemblée. Les légalistes comme Victor Hugo, député d'alors, essaient d'avertir la population d'un coup d'état imminent, mais elle ne s'en aperçoit guère. La déstabilisation de l'assemblée et de son opposition, déjà en piteux  état, par la limitation du droit d'amendement, ne prépare-t-il pas un coup d'état, pour un nouveau petit homme ? Le plus grand danger pour la démocratie arrive souvent par la démocratie elle-même, lorsque l'électeur se reporte vers des hommes qui portent en eux des tendances extrémistes. Alexis de Tocqueville nous éclaire sur ses dérives dans « De la démocratie en Amérique ».

     

    Tocqueville

    Biographie

     

    Alexis de Tocqueville (1805-1859), il est né à Paris. Le jeune magistrat, il est chargé en 1831 d'une enquête sur le système pénitentiaire aux États-Unis. À son retour, il est écrit son ouvrage magistral et visionnaire sur le destin de la démocratie « De la démocratie en Amérique » entre 1835 et 1840. Il est élu député en 1839 puis devint ministre des affaires étrangères en 1849. Ils quittent ensuite la vie politique pour se consacrer à ses travaux sur l'Ancien Régime et la Révolution jusqu'à sa mort.

     

     

    Présentation de l'ouvrage

     

    Tocqueville publia « De la démocratie en Amérique » en 1840, au retour d'un voyage aux États-Unis avec son ami Gustave de Beaumont durant lequel il avait pour mission d'étudier le système pénitentiaire américain. La première partie de l'ouvrage est consacrée à une analyse de la vie sociale et politique américaine, à l'étude de ce peuple dans lequel les hommes sont « nés égaux au lieu de le devenir ». Dans la seconde partie, l'auteur s'interroge sur les conséquences et les effets de la marche de l'égalité qu'il voit à l'œuvre dans ce pays. Soulignant les grands avantages du régime démocratique (libertés individuelles, rôle moteur du peuple), il en montre aussi, de manière réellement visionnaire les dérives possibles. Il montre ainsi que l'uniformisation des individus, l'égoïsme et l'isolement de chacun peut mener au despotisme doux et bienveillant amené par une majorité disloquée. C'est l'une des dérives à craindre. Il est alors de la responsabilité de chaque nation que « l'égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères ».

     

    Extrait choisi

     

    « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, et comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine, quand au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.

    Au-dessus de ceux-là s'élèvent un pouvoir immense et tutélaire, qui se chargent seul d'assurer leur jouissance est de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il cherche au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leur succession, divise leurs héritages, ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

    C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre ; qu'il referme l'action de la volonté dans un petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.

    Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement et le berger.

     

    J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qui ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple ».

     

    Alexis de Tocqueville

    De la démocratie en Amérique, Tome II, Parti IV, chapitre 5, Gallimard Flammarion, 1986

     

    Le pouvoir despotique contre la démocratie

     

    Le pire n'est jamais certain et aujourd'hui plus qu'en 1851, une force d'opposition construite est prête à émerger pour sauvegarder la démocratie. Cette force souhaite rénover notre démocratie et renforcer notre pacte républicain. Elle porte l'Europe dans son essence et pourra défendre les valeurs de notre continent et celle de la France, en s'appuyant sur nos institutions supranationales, pour protéger la nation française de cette dérive totalitaire : c'est le Mouvement Démocrate. Malgré tout, comme dirait Alexis de Tocqueville : « Je crois que nous nous endormons sur un volcan ».

     

    Stéphane De Bona


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    André Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ? , 2004, Livre de poche, 251 pages

     

    Adré C. Sponville

    En février 2004, André Comte-Sponville éditait son ouvrage « le capitalisme est-il moral ? ». Compte tenu de la crise financière que nous avons vécue en 2008 et dont nous payerons les conséquences aujourd'hui mais aussi à long terme, il me semble intéressant de revenir sur ce texte connu des seuls initiés à la philosophie.

    Cet ouvrage est né d'une série de conférences données pendant 10 ans, à la demande du patronat français (le MEDEF). C'est pour cela que son auteur justifie son style qui est plus oral qu'écrit ; et contrairement à l'idée que les philosophes se font de ce livre ce n'est pas un ouvrage de vulgarisation mais plutôt une mise en question des problèmes qui avaient été non traités jusqu'à ce jour. « On ne peut parler de vulgarisation que lorsque le sujet a été maintes fois abordé par différentes tendances de pensée reconnues sur la place publique » a expliqué l'auteur. La première question qui lui était posée lors de ces conférences publiques était : peut-on parler de morale en matière économique, et plus particulièrement dans un système capitaliste ? L'auteur s'empressait alors de nous rappeler les différents ordres, définis par la philosophie, qui fondent les structures d'une société. Ils sont, pour lui, au nombre de quatre (ordres technoscientifiques, juridico-politique, moral et éthique) étant donné qu'il exclut, à titre personnel, le caractère divin et religieux. Ces quatre ordres étant distinctement séparés, une économie (qu'elle soit capitaliste ou non) ne peut être morale, puisque ce sont les hommes qui définissent la morale en fonction de leur âme et conscience. L'économie n'étant pas une personne (c'est-à-dire incarnée) mais un concept abstrait, ne peut être morale ; elle peut être tout au plus amorale.

     

    Trois ordres principaux donc pour l'économie:

     

    •    Technique et scientifique (dont l'économie fait partie), ce qui est matériel et vérifiable. Cet ordre fonctionne sur le mode du possible/pas possible et du vrai/faux. Mais ce n'est pas la science qui dit le droit ni la technique s'il faut aimer.

    •    Juridique et politique, ce qui est relationnel et affectif, ce qui se négocie et se légitime en groupe selon des procédures de la cité, la loi et l'État. Cet ordre fonctionne sur le mode du légal/illégal. Mais la loi n'interdit pas l'égoïsme ni le mépris, ni que le peuple puisse décider ce qu'il veut en étant total souverain (Hitler a été élu…).

    •    La morale est l'exigence de la conscience, le moralement souhaitable. Cet ordre fonctionne sur le mode du bien/mal ou souhaitable/non souhaitable. La morale est culturelle et historique et se dresse contre la sauvagerie pour instaurer l'homme debout via le processus de civilisation des mœurs. Elle grandit l'amour, la générosité, le goût de la liberté, tout ce qui est en faveur de l'humain. L'humanisme est une morale. Elle n'est pas « l'ordre moral », contrôlé par des « moralisateurs ». Être moral, c'est s'occuper de son devoir ; être moralisateur, c'est s'occuper du devoir du voisin… Nombre de gens pourront s'y reconnaître, au même titre que les sectateurs de tous intégrismes. Les « yaka » sont des moralisateurs. Pour changer le monde, on ne le dit jamais assez, commençons par se proposer en exemple !

    Nous avons donc trois ordres et ils sont en chacun de nous à tous moment. Mais les distinguer permet d'y voir plus clair. Un « bon médecin » n'est pas un médecin « bon » ; s'il est gentil et généreux en plus, tant mieux ! Mais ce qu'on lui demande surtout c'est d'être un professionnel averti qui soigne au mieux de ses connaissances et de sa technique. A la limite, s'il est un salaud dans la vie courante, du moment qu'il m'opère à la perfection, je ne vais pas lui demander plus… Sauf que ce ne sera pas à lui de me dire pour qui voter, ni s'il faut aimer l'infirmière. Nous voyons donc que sauter d'un ordre à l'autre est pervers, « barbarie » ou « angélisme » dit Comte-Sponville ; « ridicule » disait Pascal qui vivait dans une société de Cour (au fait, on en a changé ?) :

    Quand la technique veut tout contrôler, rien ne va plus. « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme » disait fort justement Rabelais. Ce qu'on appelle le scientisme ne se contente pas d'augmenter le savoir mais en fait la fin de tout, une idéologie selon laquelle ce qui n'est pas mesurable, mathématisable, n'existe pas ou, du moins, ne doit pas être pris en compte (pauvres gamins quand le scientiste rentre chez lui le soir…). Dérivés : la technocratie, l'économisme, la « contrainte militaire » et ainsi de suite.

    C'est donc au juridico-politique de contrôler les dérives de la technique. Il a besoin d'experts car le politique ne connaît pas tout ; mais il les laisse à leur place d'analystes et de logiciens, ce ne sont pas eux qui gouvernent ni qui votent les lois. Ils contribuent par leur savoir à leur élaboration et c'est bien ainsi. Inversement, le tout politique qui se moque des faits ou qui impose son volontarisme au mépris des sentiments des gens et de la morale, cela donne Saint-Just et la Terreur, Staline et le goulag, Hitler et la Shoah, et de plus petits intolérants qui n'en sont pas moins toxiques comme Villepin et le CPE ou Aubry et les 35h – en bref tous ceux qui croient qu'il suffit de dire « je veux » pour que la nature se plie à leur désir et que les gens foulent aux pieds leur conscience ou leur amour du travail bien fait…

    Il y a donc la morale qui vient chapeauter tout cela, dans le sens « éthique » de l'amour pour l'humain. Lui, il est incontrôlable et nul n'en a jamais assez. Pas besoin d'un ordre supérieur pour limiter l'amour, même les religions en font l'exclusive de Dieu. Saint-Augustin, nourri des classiques et ayant passé une jeunesse fort païenne et dissipée avant de se convertir par raison, a résumé le meilleur du Christianisme lorsqu'il a donné cette formule : « aime et fais ce que tu veux. » Mais, une fois encore, ce n'est pas à la morale de gouverner, ni de dire si le soleil va se lever demain ou si les gènes peuvent se modifier par caractères acquis ! Staline l'a tenté avec la loi « scientifique » du matérialisme historique, puis avec le biologiste Lyssenko. Certains intégristes américains tiennent mordicus que le créationnisme est plus « vrai » que le darwinisme pour expliquer l'évolution de l'homme. C'est du ressort de la foi, pas de la vérité scientifique. Une « autre » vérité me direz-vous ? Je crains alors ceux qui m'affirment qu'un « autre » monde est possible ! Je préfère quant à moi le monde réel, matériel, vérifiable – au monde fumeux des idéalistes de tous poils qui pavent sans cesse de leurs « bonnes » intentions les pire enfers de l'histoire humaine…

    Donc la barbarie c'est réduire un ordre supérieur à un inférieur : croire que la politique consiste à appliquer les techniques ou les « lois du marché » seules et pures ; croire que la morale n'est ce que déclare utile la politique (comme éradiquer les koulaks et autres sentiments du même genre).

    Et l'angélisme, c'est croire qu'un ordre supérieur doit régenter tous les ordres inférieurs : il n'y a que les enfants et les poètes qui croient que la pluie est méchante – elle tombe, c'est tout ; il n'y a que les naïfs qui croient que la politique n'est faite que de bons sentiments – elle est faite de négociations et de compromis, toujours.

    Ces distinctions ne sont pas inutiles ; elles ne sont pas un alibi pour ne rien faire (que le savant sache, que le politique politise, que le moral moralise…) ; elles sont les instruments de la lucidité pour faire porter l'action là où elle doit être.

    Le capitalisme est le système économique le plus efficace que l'humanité ait trouvé jusqu'ici pour produire le mieux avec le moins de ressources (en matières, en capitaux, en temps humain) – laissons-le faire ce pourquoi il est fait et où il excelle ! En revanche, ce n'est pas la technique qui gouverne, il est donc nécessaire que l'usage de l'outil capitalisme soit encadré par des lois, démocratiquement débattues et claires pour tout le monde ; il est aussi nécessaire que l'État prenne en charge tous ce qui peut contribuer au bon fonctionnement social de l'efficacité productive (l'éducation, la santé, l'accès au logement et au travail, aux loisirs, la retraite, etc.). Il est enfin nécessaire que la morale commune, celle qui fait sens pour notre société aujourd'hui, trouve son compte dans le fonctionnement de l'ensemble : c'est par exemple la préoccupation pour l'environnement « durable » ou le fonctionnement « éthique » qui va orienter le capitalisme. Pas l'éradiquer, on en a besoin ; pas le changer, il est très efficace ; mais l'orienter en opposant un autre intérêt (philanthropique) à l'intérêt du profit. Il ne s'agit pas de supprimer tout profit (sinon il n'y aurait plus aucun capitaliste, aucune prise de risque, et on sait ce que cela a donné en URSS), il s'agit d'orienter l'intérêt capitaliste (le profit) vers les buts que la morale approuve (ne pas faire travailler des enfants, réduire la consommation d'énergie, retraiter ses déchets, irriguer le tissu social autour de l'entreprise, etc.).

    Agir « juste », c'est agir dans chacun de ces ordres sans mélanger tout. C'est aussi être vigilant : la pesanteur des choses tire tout vers le bas, vers la barbarie : la morale se réduit au politiquement correct (ou prôné par le parti), la politique à la technocratie ou à l'économisme… L'humain, à l'inverse, s'efforce toujours de tirer tout vers le haut : il a un éternel besoin de donner sens !

     

    Le problème Ecologique

     

    Pour André Comte-Sponville, « l'homme est égoïste par nature », ce qui le fait se mouvoir en société n'est pas l'intérêt général, qui peut même être inexistant, mais l'intérêt personnel qui lui est largement supérieur. La valeur du travail ne peut se quantifier par l'amour qui est l'intérêt le plus haut de l'humanité : l'auteur n'avait de cesse de répéter « on ne tombe pas amoureux de son entreprise, on peut tout au plus y apprécier ce qu'on y fait. Mais c'est d'abord l'intérêt pécunier, permettant de faire subsister ce que nous aimons qu'ils nous poussent à y retourner. »

    Le philosophe mettait également en lumière déjà à cette époque les ratés de nos économies qu'elle soit communiste ou capitaliste en matière d'écologie. Il rappelait également que le capitalisme n'avait pour le moment pas trouvé de rivales permettant de le dépasser dans de bonnes conditions : « Mieux valait être pauvre au XXe siècle à l'Ouest qu'à l'Est. On n'y mourait pas de faim ». Pour l'auteur, le défi du XXIe siècle sera que l'humanité acquiert une conscience écologique. Il va falloir que l'humanité pense, aujourd'hui, à la bonne gestion de la maison commune « notre planète » car à ce rythme de productivité de l'Ouest et de non respect de l'environnement des autres (Est et pays émergeants), nous courons à la catastrophe.

     

    Stéphane De Bona

     

    Paroles d'Européens : André Comte-Sponville


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