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         Il est de bon ton de promouvoir la liberté d’expression. Ceci est un fait qui relève, à n’en point douter de nos libertés fondamentales. L’occident conserve encore en mémoire la censure imposée par les régimes fascistes, comme un élément d’un inconscient collectif qui parait si loin au regard de l’évolution de notre société. Pourtant, cette censure s’opérait il y a à peine quatre-vingts ans. Faut-t-il alors tout permettre ? Les événements récents posent cette question de manière récurrente et urgente.

     

    Liberté et inconscient collectif 

     

    En effet, lorsqu’on regarde les caricatures de Charlie Hebdo et le « film » (enfin sa soi disant bande annonce) nommé « Innocence of Muslims », et surtout lorsqu’on examine leurs répercutions, on prend très vite conscience de la pertinence, et surtout de l’urgence d’une telle réflexion. Sur le fond, ces affaires n’ont rien d’original. Comme le rappelle le philosophe Guy Haarscher (1), l’expression artistique s’est toujours télescopée avec les susceptibilités religieuses. Il y a cependant dans ces affaires deux différences fondamentales. D’une part, les « œuvres » ont été créées et diffusées dans un espace culturel, social et surtout idéologique différent de celui qui influence les personnes qui se sentent offensées. D’autre part, l’instabilité politique de certains pays arabes est un élément à prendre pleinement en considération. En tenant compte de l’effet de prophétie auto-réalisatrice décrite notamment par Merton, on est en droit de se demander si l’effet escompté par de telles injures n’est pas recherché. Bien entendu, les conspirationnistes de tout poil y voient (à tort ?)la patte de la CIA et du Mossad. En effet, alors qu’il est question d’attaquer l’Iran, ces affaires tombent à point nommé afin de rendre l’opinion publique favorable à l’idée d’un nouveau conflit. On s’aperçoit en considérant cette idée, que la question que nous posons va bien au-delà de la simple interrogation philosophique, surtout si nous considérons que des personnes sont mortes à la suite des violents mouvements qu’ont occasionnés le "film" de Sam Bacile.

     

    Le film de la provocation

              

    Sur le fond, il faut surtout se garder de faire l’amalgame entre deux œuvres fort différentes. Les caricatures de Charlie Hebdo sont certes offensantes. Mais par contraste, peut-être, elles paraissent bien moins perverses et cruelles que la parodie de film nommée « Innocence of Muslims ». Il suffit de visionner cette vidéo sur YouTube pour comprendre que cette chose n’a pas pour but de parodier l’Islam en utilisant des clichés et des stéréotypes de manière grossière et un tant soit peu humoristique, mais de pousser à une réaction hostile et à une défense identitaire. L’humour n’est pas potache, rien n’est suggéré ou ironique. Non, cela va bien au-delà et cette forme d’expression n’a rien d’humoristique. Cette vidéo va jusqu’au bout de la provocation. Elle présente de manière textuelle le prophète comme un pédophile, un homme volage et les musulmans comme des êtres violents, cruels et bêtes. Doit-on permettre cela ? Doit-on traiter sur un pied d’égalité une parodie ou une insulte ? Il est du ressort du législateur de statuer sur cette question. Il est en revanche de la responsabilité du penseur en sciences humaines et sociales de s’interroger sur la légitimité de permettre à de tels messages d’être véhiculés librement.

     

     

    Les droits fondamentaux en France

              

    En effet, dans un état comme la France, il parait légitime d’interdire aux joueurs de poker de parier et de participer à des tournois sur des sites étrangers, d’interdire la diffusion de films et d’œuvres protégées par droit d’auteur, cela au prix des liberté fondamentales des citoyens et en utilisant de procédés de blocage des communications comparables à ceux utilisés en Chine. Il nous apparaît pourtant impensable de demander à nos états, si liberticides en matière d’information et de communication, de brider des messages trop offensants, lesquels n’ont pas pour but de faire rire et ne relèvent pas du second degré, mais représentent une insulte et visent à inciter à la haine. Il y a là une question de fond(s) qui mérite d’être soulevée. A mon sens, les pouvoirs publics ne peuvent rester inactifs et invoquer la sacro-sainte liberté d’expression. Ils ne peuvent rester permissifs et laisser le premier quidam insulter une religion et mettre le feu aux poudres. En substance, il ne doit pas permettre à des individus malintentionnés de blesser ne serait-ce qu’une personne dans son amour propre, et a fortiori une part importante de la population mondiale. Il ne s’agit pas là de brider le droit à la parole, mais d’apporter un cadre nécessaire. Un exemple fourni par l’actualité people nous rappelle que la loi existe et prévient les abus des médias en fixant des limites. En effet, si l’on est capable de condamner un journal car il a publié une photo des seins de Kate Middelton, il est parfaitement envisageable de condamner, ou au moins de traduire en justice l’auteur d’un film qui dépeint un peuple comme bête, brutal et assoiffé de sang. Si cela ne se fait pas, c’est parce que nous vivons dans une société qui promeut des valeurs individualistes. Il est en effet possible d’insulter une culture entière, alors que le fait de porter des accusations infondées  contre une personne relève de la diffamation. Il y a là, à mon sens, un vide juridique qu’il devient indispensable de combler. Il faut interpréter les soulèvements non pas comme la manifestation brutale de barbares arriérés, mais comme l’expression de personnes sensibles et fières de leur identité, bafouée gratuitement et gravement. La liberté, ce n’est pas faire n’importe quoi. Il est offert à chacun, grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, de diffuser des messages rapidement et dans le monde entier. Cet outil se révèle être un moyen puissant qu’il convient de surveiller un minimum afin de prévenir à l’avenir la survenue de tels événements. La question qui se pose est la suivante : le veut-on vraiment ? Nous interprétons le monde de manière ethnocentrique, en élevant la liberté d’expression au dessus de toutes les autres valeurs. Cette manière de penser, autistique, ne tient pas compte de la pensée des autres. Il y a en effet de nombreuses divergences entre l’idéologie propre aux états occidentaux et d’autres. Internet met en exergue ce fait. Reste à savoir si l’omnipotent et l’omniscient démocrate occidental sera prêt à mettre en question ses certitudes en se prêtant au débat et en se soumettant à l’angoissante mais enrichissante expérience de l’altérité, et surtout s’il sera capable de proposer des compromis.

     

    Pas d'amalgame !

                     

    Il ne faut pas non plus faire un amalgame entre les réactions, parfois violentes, qui ont lieu notamment au Proche Orient et le terrorisme de manière générale. Les premières ne contredisent pas forcément les idéaux démocratiques et les droits de l’homme. Elles sont la réponse certes inappropriée, mais légitime, d’un peuple blessé. Nous n’utilisons pas les mêmes filtres et le mêmes critères de jugement lorsque ce sont des minorités qui descendent dans la rue pour défendre leur identité. Chez nous, nous leur reconnaissons ce droit, et en démocrates, nous voudrions le refuser aux autres sous prétexte qu’ils vivent dans des régimes à dominante théocratique et qu’ils défendent une identité basée sur l’appartenance religieuse et non une préférence sexuelle ou des intérêts de classe ? En ce qui concerne le terrorisme et la violence qui découle de ces manifestations, il convient bien entendu de les condamner. Gageons qu’en respectant l’Islam et la sensibilité de ses fidèles, de tels actes deviendront bien plus rares.

     

     

         Au final, la question de la liberté individuelle n’est qu’une clé d’entrée à la réflexion qui doit être menée et qui doit engager chacun en tant citoyen certes éclairé et libre, mais aussi respectueux de l’autre et de sa sensibilité. La liberté, c’est de pouvoir s’exprimer en respectant l’intégrité de l’autre. C’est de débattre, de faire usage de la raison, de former l’espace public cher à Habermas, ce n’est pas de cracher au visage de l’Autre parce que l’on sait que ce n’est pas interdit. Comme le disait Saint-Augustin, « Aime, et fais ce que tu veux ». L’explosion de la communication doit être accompagnée d’une réelle prise de conscience des conséquences éthiques d’une trop grande permissivité. Il est illusoire de penser que tout un chacun est capable de mesurer la portée et les conséquences de ses propos lorsqu’il les diffuse à une échelle planétaire. Il faut réfléchir, débattre et légiférer, et il faut le faire vite. 

     

     

    David HOFF

     

     

     

     

    (1) Une analyse très pertinente des limites de la liberté d’expression du philosophe Guy Haarscher est disponible sur internet. Il décortique la législation et la jurisprudence européenne notamment en ce qui concerne le blasphème et le négationnisme : Liberté d’expression, blasphème, racisme : essai d’analyse philosophique et comparée Guy Haarscher  


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